Renault Concepts
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NEUTRAL : la petite Renault qui n'en fut jamais une...

 

La NEUTRAL présente des lignes modernes typiques des petites voitures de son époque. Et malgré un style très critiqué, elle n'est pas plus laide que pas mal de prototypes du programme VBG étudiés par Renault.

On a cherché à conserver le côté à la fois arrondi et anguleux de la "4L" mais en se débarrassant du côté "utilitaire". La vitre de custode est également un rappel évident de son design.

Si l'arrière n'est plus plat sur toute la hauteur, on a évidemment conservé le hayon intégral, véritable marque de fabrique de la Renault 4, et son grand point fort, malgré un coffre de dimensions plus modestes.

Le moteur choisi pour la NEUTRAL est celui de la Renault 5, avec des motorisations allant de 956 à 1397 cc.

Première page d'un tract publié par l'APVF pour présenter les revendications syndicales et le projet.NEUTRAL. Téléchargez le document complet au format PDF en cliquant ici.

Au milieu des années 80, la régie Renault connaît de graves troubles sociaux, aggravés par le projet de fermeture de l’usine de Billancourt. Le mécontentement gronde au sein des syndicats, avec deux axes de contestation majeurs : d'une part l'implication de la marque en Amérique du Nord qui engloutit des sommes pharaoniques pour peu de résultats commerciaux ; et d'autre part, son apparente incapacité à produire un véhicule bas de gamme accessible au plus grand nombre, comme l'avait été en son temps la Renault 4, dont les jours sont désormais comptés.

Fabriquer en France une voiture du peuple ; ce rêve n'a cessé d'animer les ingénieurs de Renault depuis le milieu des années 30, à une époque où, crise économique oblige, les grands constructeurs, souvent à leur corps défendant, ont commencé à développer de petits modèles plus accessibles. Louis Renault détestait tout ce qui était populaire, et même la Juvaquatre était pour lui une insulte à sa conception de l'automobile, qui se devait d'être grandiose et élitiste, comme signe de reconnaissance sociale. Mais il n'avait guère eu le choix. Et quand Hitler lui-même lui avait vanté sa "Volkswagen" (voiture du peuple) lors de sa visite au salon automobile allemand, Renault n'avait pas sourcillé. Mais la petite voiture avait tapé dans l'œil de ses ingénieurs, Fernand Picard en tête... et dès le début des années d'occupation, ils se mirent à développer en cachette une petite Renault très similaire dont le patron ne voulait même pas entendre parler, autant par mépris du concept que par souci de ne pas attirer sur son entreprise les foudres du IIIe Reich.

Après la guerre, avec la confiscation de Renault par l'État et sa transformation en Régie Nationale, la petite Renault deviendra réalité, et le projet 106 accouchera de la 4 CV, voiture géniale, polyvalente, facile d'usage et d'entretien, et surtout, accessible au plus grand nombre. Quand elle disparaîtra en 1961, ce rôle de petite Renault populaire et polyvalente sera magnifiquement endossé par la Renault 4, dont le succès (planétaire) et la longévité seront sans pareils. Pour beaucoup de gens de par le monde, Renault devient avec elle synonyme de voitures familiales polyvalentes, peu coûteuses, certes un peu spartiates, mais robustes. Pourtant, après 25 ans de bons et loyaux services, la "4L" s'essouffle un peu, et il lui faut une remplaçante, mais il semblerait que Renault se soucie davantage de monter en gamme, avec l'apparition des Renault 20/30, puis des Renault 25 et 21. Et puis il y a le rachat d'AMC aux États-Unis, et la construction d'une usine dernier cri à Kenosha pour construire des modèles dont les Américains semblaient ne pas vouloir...Mais aucune petite Renault à l'horizon, tout au moins en apparence.

Car ce n'est pas faute d'avoir essayé. Renault n'a cessé de se pencher sur la question depuis deux décennies, mais sans jamais réussir à aboutir à un projet viable. Il est vrai que malgré une série impressionnante de VBG (Véhicule Bas de Gamme) étudiés par la marque depuis près de 20 ans et des dizaines de maquettes grandeur nature construites, depuis le projet Renault 2 de 1969 jusqu'aux X45, X49 et X44 des années 80, il manque toujours une petite voiture à la gamme du losange. Certes, il y a bien la Renault 5, mais avec l'apparition de la nouvelle génération dite "Supercinq", elle est devenue un véhicule plus sophistiqué et plus coûteux que ne devrait l'être une petite Renault populaire. Il faut bien se rendre à l'évidence : Renault n'arrive pas à donner à la vénérable "4L" une remplaçante digne de ce nom. Ou bien serait-ce un manque de volonté réelle d'y parvenir ? Pour les syndicats, les déboires du projet X45 sont la preuve de l’inaptitude de la direction à envisager un avenir pour Renault. L'entreprise va mal, étant déficitaire à la fois sur le bas de gamme (la Supercinq) et le haut de gamme (la Renault 25).

Dans une démarche inédite jusque là, un syndicat, la CGT (Confédération Générale du Travail) va prendre le taureau par les cornes et faire ce que nul n'attendait : initier le développement de ce petit véhicule économique en interne. Il espère ainsi mettre la direction de Renault devant ses responsabilités en faisant la preuve concrète que réaliser cette petite Renault 4 nouvelle génération est un objectif réalisable qui pourrait sauver Renault, au bord de la faillite – et en tout cas déjà l'usine de Billancourt. Selon la CGT, « Acheter une R4 aujourd'hui signifie un besoin précis pour une clientèle accrochée à un véhicule pratique, pas cher. La sortie d'un nouveau petit modèle aussi attractif pour 1987 qu'il le fut en 1961 le démontrerait rapidement. »

Pourtant, Renault est loin d'avoir renoncé "à sa petite voiture", et continue en interne à y réfléchir, d'abord avec le projet X55. Toutefois celui-ci évolue rapidement vers le projet X57, lequel deviendra la Clio, plus grosse, remplaçante de la Supercinq qui ne pourra donc occuper la place de petite voiture à bas coût que les syndicats appellent de leurs vœux. Après l'échec de tous les projets VBG, il n'est pas forcément judicieux qu'on sache que la Régie investit encore des millions en recherche et développement ; or dès qu'un projet reçoit un code en "X", on ne peut plus ignorer son existence. Pour l'étude suivante, Renault instaure donc prudemment la lettre préfixe "W", qui indiquera une simple étude, un avant-projet qui n'est pas arrivé dans une phase industrielle. La Régie en place le projet W60, en faisant appel notamment, comme pour les études précédentes, à l'Italien Gandini, mais également à un jeune designer prometteur, Jean-Pierre Ploué, afin qu'ils fassent des propositions.

Pendant ce temps, travaillant en catimini avec des ingénieurs, techniciens et ouvriers CGT de Renault, et avec le concours d'anciens salariés de la marque et de maquettistes parmi les plus éminents, le syndicat formule rapidement sa propre proposition pour une petite voiture, qu'il baptise la NEUTRAL. Il faut reconnaître au passage le coup de génie derrière l'idée de ce nom, une anagramme de Renault qui évoque un véhicule de base, débarrassé de toutes fioritures, gadgets et options luxueuses ; un véhicule "neutre", en somme.

Une association est également créée à Montreuil-sous-Bois (ville où siège la CGT), le 12 février 1986 : l'APVF (Association des Anciens et des Amis de Renault pour la Promotion d'une Petite Voiture Française) avec à sa tête un des ingénieurs les plus cotés chez Renault. De l'aveu même de la CGT, « la NEUTRAL symbolise maintenant les nouveaux besoins d'aujourd'hui et de demain, à partir de nouvelles conceptions : rustique mais moderne, pas chère mais respectant la sécurité. » Le 7 novembre de la même année, la CGT dévoile enfin son "projet industriel". On a même fabriqué une maquette grandeur nature, dont on peut toujours discuter la ligne. Pour la petite histoire, il aura fallu défoncer deux portes ; pour l'exposer au siège de la CGT parce qu’elle n’entrait pas... Le défi de développer une voiture complète en moins d'un an a été revelé : la Neutral existe et elle est réalisable.

Conçue autour d'un moteur de Renault 5, elle offre à l'arrière le hayon intégral qui a fait la joie de tous les possesseur de "4L" ainsi que des vitres de custodes latérales de forme triangulaire arrondie si caractéristiques de sa devancière.. Son tableau de bord est pour le moins spartiate, mais grâce à un usage abondant de matériaux plastiques, elle ne coûterait pas cher à réaliser, ce qui est le critère numéro un.

La presse s'en fait vite l'écho, et même si beaucoup raillent l'allure peu aguichante de la NEUTRAL, la CGT a au moins atteint l'un de ses objectifs : faire clairement entendre ses revendications et afficher sa détermination. Et puis, si la NEUTRAL ne remporterait sans doute pas un concours de beauté, elle n'est certainement pas plus laide que bon nombre de prototypes "officiels" l'ayant précédée chez Renault. Hélas, le PDG de l'époque, Georges Besse, estimera que le projet NEUTRAL n'est pas rentable et fermera (pour un temps en tout cas) la porte à l'idée d'une "petite Renault".

On a raconté par la suite que le financement du projet s'était fait en partie par l'utilisation de certains chèques destinés à des syndicalistes mais "libellés par erreur" par les Cégétistes de l'usine de Douai, qui en contrôlaient le comité d'entreprise. S'il y avait eu, de l'aveu du syndicat, quelques "choix discutables", c'était surtout, pour la centrale d'Henri Krasucki, une « campagne haineuse, ignoble et mensongère. »

Toujours en novembre 1986, et sans doute à la suite de toute l'affaire NEUTRAL, la W60 sera prudemment mise de côté, pour n’être reprise qu’en 1988, et de façon très confidentielle. Mais comment cacher aux syndicats qu'on relance un projet après avoir prétendu qu'il n'était pas viable ? La réponse est simple : en dissimulant son existence ! Et puisqu'on ne pourrait pas créer un projet X60 sans s'attirer des ennuis, on va recourir à un stratagème : Renault a récemment développé le concept-car Mégane, un véhicule haut de gamme qui a reçu le nom de code W06. Il suffira de permuter les chiffres de "60" et de baptiser la nouvelle voiture X06, ce qui fera croire au développement d’un véhicule inspiré de la Mégane sans réveiller la susceptibilité des syndicats. Cette X06, ce sera bien évidemment la Twingo, basée largement sur le design de Ploué, et qui sortira quatre ans plus tard... sauf que Patrick Le Quément, craignant que son image de "petite voiture" ne la condamne sur un plan commercial, agrandira ses proportions...

Lorsque Louis Schweitzer, président de Renault, déclarera en 1992 que la « Twingo est une voiture vraiment révolutionnaire, une voiture qui transcende les classifications traditionnelles, qui apporte une nouvelle relation entre l'homme et l'automobile (...) un projet audacieux dont l'histoire vaut d'être racontée, » rappelant que Renault avait « une tradition de succès dans le domaine du petit véhicule » et citant « l'extraordinaire réussite de la Renault 4 lancée en 1961 et vendue à plus de 8 millions d'exemplaires », il se gardera bien d'évoquer l'épisode NEUTRAL... un silence lourd de sens qui pèsera même quelques années plus tard sur l'élaboration du livre 50 ans de petites et secrètes Renault, lequel détaille la plupart des projets de petites voitures du losange, mais jette un voile pudique sur la NEUTRAL (elle n'y est mentionnée qu'en passant, telle une anecdote, sans même une photo à l'appui).

Comble de l'amnésie collective, pas une ligne n'est consacrée à la NEUTRAL ni au bras de fer entre la CGT et Renault dans la page Wikipedia consacrée au premier syndicat en France. Et pourtant, la parenthèse NEUTRAL constitue un épisode passionnant, aussi bien de l'histoire de l'entreprise Renault que de celle du syndicalisme français, et mérite une place à part entière dans la mémoire collective, ne serait-ce que pour ne pas oublier ce que peut accomplir la détermination d'une poignée d'individus ayant à cœur de sauver leur outil de travail.

Stéphane BEAUMORT

Sources : bribes d'information prises dans divers sites web et articles d'époque.

 

Les designers ont réussi à conserver l'esprit de la "4L" grâce à des phares ronds intégrés à une façade plate. Le chiffre 4 intégré à la calandre ajoute à l'hommage.

Même s'il ne s'agit évidemment que d'une maquette qui ne préjuge pas de la finition du modèle définitif, on voit bien que le tableau de bord est pensé comme un prolongement de celui de la "4L" : pratique avant tout... et tant pis pour le style !

À côté de la maquette du véhicule fini (au fond), une second maquette ouverte est là pour présenter de façon concrète l'agencement des volumes intérieurs.

Ce modèle réduit de la NEUTRAL a fait partie de l'exposition "Trente-neuf objets de grève", un ensemble collecté et photographié par Jean-Luc Moulène pour "conserver la trace énigmatique d’une production marginale." © Jean-Luc Moulène / ADAGP

Il n'y a pas que la CGT qui ait remarqué l'anagramme Renault/Neutral, comme en témoigne ce dessin humoristique : "L'obsession de Vinny pour les anagrammes finit par lui coûter son emploi à l'usine Renault." © Kinndi - Vintage Vinny